25
Renouer le dialogue

 

 

— Wulfgar…, répéta Régis dans le silence pesant.

Le halfelin regarda ses compagnons, il voulait déchiffrer leurs différentes expressions. Pour Catti-Brie, ce n’était pas compliqué, on avait l’impression que le plus léger souffle d’air aurait pu la renverser. Elle restait immobile sous le choc de voir de nouveau Wulfgar devant elle.

Drizzt paraissait mieux maîtriser ses sentiments, et Régis se dit que le drow, en fin psychologue, s’efforçait d’étudier soigneusement le barbare, tâchait d’évaluer honnêtement l’homme qui faisait ainsi son apparition. Avaient-ils retrouvé le Wulfgar d’autrefois, ou celui qui avait frappé Catti-Brie ?

Quant à Bruenor, impossible de dire s’il avait envie de se jeter sur son fils pour l’embrasser ou pour l’étrangler. Il tremblait, mais on ne savait pas si c’était de stupéfaction ou de rage.

Wulfgar lui-même paraissait d’ailleurs chercher à déchiffrer l’expression et la posture du nain. Le barbare, sans quitter des yeux le regard amer, abrupt, de Bruenor Marteaudeguerre, inclina légèrement la tête pour saluer le halfelin.

— Nous t’avons cherché, déclara Drizzt. Jusqu’à Eauprofonde et retour…

L’homme acquiesça sans changer d’expression – comme s’il avait peur d’en changer.

— Il se peut bien que Wulfgar lui aussi ait été en quête de Wulfgar, plaça Robillard.

Le sorcier haussa un sourcil quand Drizzt porta les yeux sur lui.

— Eh bien, en tout cas, nous t’avons trouvé… ou plutôt tu nous as trouvés ! nota Régis.

— Et toi, tu crois qu’tu t’es trouvé ? demanda le nain d’un ton des plus sceptiques.

Les lèvres de Wulfgar se serrèrent étroitement, sa mâchoire se crispa. Il voulait clamer qu’en effet il s’était trouvé, qu’il l’espérait bien ! Il regarda tour à tour chacun de ses anciens compagnons, saisi de l’envie de se jeter sur eux pour les serrer dans ses bras…

Mais il avait un mur devant lui, aussi fluide, fuyant que la fumée dans les Abysses d’Errtu, un mur infranchissable pour ses émotions.

— Une fois de plus, on dirait que je vous dois beaucoup, parvint à prononcer le barbare.

Il percevait bien la stupidité de ce changement de sujet !

— Delly nous a raconté vos exploits, précisa Robillard. Inutile de dire que nous vous sommes tous très reconnaissants ! Personne auparavant n’avait osé perpétrer un tel assaut sur la demeure de Deudermont. Je peux vous assurer que ces lâches attireront la colère des Seigneurs d’Eauprofonde sur leurs commanditaires.

Cette déclaration solennelle était un peu gâchée par le fait que, chacun dans le groupe le savait fort bien, les Seigneurs d’Eauprofonde n’iraient certainement pas chercher lesdits commanditaires dans leur repaire du Nord. Comme tous les dirigeants de n’importe quelle cité d’importance, ils étaient davantage portés à des proclamations ronflantes qu’à l’action.

— Peut-être serons-nous en mesure d’exercer des représailles en leur lieu et place, et vengerons-nous aussi le capitaine Deudermont, nota Drizzt avec un coup d’œil entendu à Robillard. Nous traquons en effet Sheila Kree ; c’est elle qui a organisé cette attaque contre la demeure du capitaine.

— J’ai amené Wulfgar pour qu’il se joigne à vous.

L’attention générale se porta de nouveau sur le colosse et, de nouveau, les lèvres de celui-ci se serrèrent. Drizzt, voyant le malaise du barbare, comprit que le moment n’était pas encore venu d’abattre le barrage qui contenait les sentiments réprimés de Wulfgar – d’eux tous, d’ailleurs ! Le drow se tourna vers Catti-Brie, remarqua qu’elle clignait à peine des paupières. Elle aussi était bouleversée.

— Et Robillard ? demanda soudain l’elfe noir pour dévier, ou retarder, le flot d’émotion qui déferlerait bientôt. Ne compte-t-il pas employer ses talents à nous aider ?

Le sorcier, pris au dépourvu, ouvrit grand les yeux.

— Comme s’il ne l’avait pas déjà fait ! protesta-t-il, mais sans guère de conviction.

Toutefois, Drizzt acquiesça.

— Il peut faire beaucoup plus, très facilement, insista-t-il.

— Ma place est auprès du capitaine Deudermont, à bord de l’Esprit follet de la mer. Nous sommes déjà au large, chassant les pirates… en fait, nous avions repéré un vaisseau hors la loi quand j’ai pris mon envol pour récupérer Wulfgar.

Le drow sourit de plus belle.

— Tes talents magiques te permettent de couvrir beaucoup de terrain en peu de temps, expliqua-t-il. Nous savons à peu près où se situe notre cible, mais, avec un terrain aussi accidenté que ces montagnes, elle pourrait se trouver juste de l’autre côté d’une pente toute proche sans qu’on s’en doute !

— Ma spécialité, c’est le combat naval, maître Do’Urden, rappela Robillard.

— Tout ce que nous te demandons, c’est de nous aider à localiser le groupe de pirates, s’ils sont bien, comme nous pensons, tapis quelque part à la pointe sud-ouest de ces montagnes. Certainement, s’ils ont mis leur navire au mouillage pour l’hiver, on les trouvera près de l’eau. Quelle étendue peux-tu explorer – d’un point de vue élevé –, avec tes enchantements de vol ou autre ?

Robillard réfléchit un moment, leva une main pour se frotter la nuque.

— Les montagnes sont vastes, objecta-t-il.

— Nous pensons avoir une bonne idée de la direction à prendre.

Le sorcier resta songeur quelques instants encore, puis hocha la tête.

— Je veux bien explorer une région précise, cet après-midi seulement, décida-t-il. Ensuite je dois retourner à ma tâche sur l’Esprit follet de la mer. Nous pourchassons un vaisseau pirate et je ne le laisserai pas nous échapper !

— Certes, approuva Drizzt.

— Je prendrai l’un de vous avec moi. (Il regarda autour de lui, porta très vite son dévolu sur Régis, de loin le plus léger du groupe.) Toi, annonça-t-il en montrant le halfelin du doigt. Tu m’accompagneras dans mes recherches, te repéreras du mieux possible et tu guideras ensuite tes amis vers les pirates.

Régis accepta sans la moindre hésitation, ce qui provoqua un échange de regards étonnés entre Drizzt et Catti-Brie.

Les préparatifs furent vite faits ; Robillard prit un des sacs vides des voyageurs et demanda au halfelin de le suivre dehors après avoir enfilé plusieurs couches de vêtements supplémentaires, à cause de l’air bien plus froid en hauteur. Il jeta ensuite un sort sur lui-même.

— Sais-tu de quelle région Drizzt parlait ? demanda-t-il.

Régis hocha la tête. Le sorcier jeta un autre sort, sur le halfelin cette fois, réduisant considérablement sa taille. Il saisit le tout petit homme, le plaça dans le sac ouvert. Les deux explorateurs prirent leur envol dans la claire lumière.

— Là, il a fait fort ! gloussa Bruenor.

— Notre Régis est devenu une quart portion ! renchérit Catti-Brie.

Le père et la fille éclatèrent de rire. La plaisanterie ne parut pas amuser Wulfgar, ni Drizzt. À présent que les compagnons avaient amené Robillard à travailler pour eux, le drow comprenait qu’il était temps de s’atteler à une tâche autrement plus importante. Ils ne pouvaient se permettre de la négliger s’ils voulaient affronter tous ensemble le danger avec une chance de succès.

 

* * *

 

Il voyait le monde comme le voit un oiseau, passant au-dessous de lui à toute vitesse tandis que le sorcier l’emmenait de plus en plus haut dans le ciel, empruntant des courants aériens qui les emportaient rapidement, avec aisance, vers le sud et la côte.

Régis, au début, s’inquiéta de leur vulnérabilité, là-haut, points noirs bien visibles au milieu du ciel bleu, mais il se laissa vite envahir par le plaisir de cette expérience insolite. Il regardait le paysage qui défilait ; ils franchirent une crête de montagne, et le terrain, ensuite, tombait si vite que le halfelin en eut le souffle coupé. Il repéra un troupeau de cerfs, leur taille minuscule le réconforta : s’ils lui apparaissaient si petits, à peine visibles, alors on devait sûrement, depuis le sol, confondre Robillard et lui avec un oiseau… surtout considérant la cape du sorcier qui flottait autour d’eux.

D’un autre côté, ils volaient à une altitude impressionnante ! D’autres peurs s’éveillèrent en Régis, il s’accrocha de toutes ses forces aux épaules de Robillard.

— Arrête de me pincer ! cria celui-ci contre le vent.

Le halfelin obéit, dans une certaine mesure.

Les deux voyageurs survolèrent bientôt les eaux froides, et le sorcier descendit plus bas que les pics. La mer écumante frappait les pierres saillantes, les vagues tonnaient contre la côte rocheuse, menant une guerre millénaire et toujours acharnée. Même s’ils étaient moins hauts désormais, Régis ne put s’empêcher de s’agripper de plus belle.

Devant eux, un fin panache de fumée signalait un feu. Robillard fila très vite vers le rivage, puis approcha par-derrière les pics les plus proches pour s’abriter des yeux d’une éventuelle sentinelle. Le halfelin eut la surprise (heureuse) de sentir qu’ils atterrissaient.

— Je dois renouveler le sort de vol, expliqua le sorcier, et en ajouter deux autres. (Il chercha divers composants dans sa bourse, commença son incantation. Quelques secondes plus tard, il disparut. Régis poussa un petit cri de crainte étonnée.) Je suis là ! (Le halfelin l’entendit psalmodier encore, il reconnut le même sort. Un instant plus tard, lui aussi était invisible.) Il va te falloir retrouver le sac à tâtons quand j’aurai renouvelé le sort de vol, indiqua Robillard avant de se remettre à incanter.

Bientôt les deux espions avaient repris l’air. En toute logique, Régis le savait bien, il était davantage en sécurité puisque invisible, mais il avait l’impression contraire parce qu’il ne voyait plus le sorcier le soutenir pendant le vol ! Il s’accrochait une fois de plus de toutes ses forces tandis que Robillard leur faisait contourner la montagne, puis suivre des cols plus bas menant en gros vers la fumée qu’ils avaient vue. Ils la distinguèrent bientôt de nouveau ; cette fois ils l’approchaient du nord-ouest et non du sud-ouest.

De plus près, ils virent qu’il y avait en effet des sentinelles. Deux : un homme à l’air fruste et une énorme brute pleine de muscles, un petit ogre peut-être, ou un hybride d’humain et d’ogre. Elles se blottissaient autour d’un petit feu au sommet d’une crête, se frottaient les mains, ne semblaient pas très assidues à leur tâche – de toute évidence, surveiller le chemin tortueux qui menait d’un col à une gorge non loin de leur position.

— Le prisonnier qu’on a capturé a parlé d’une gorge, signala Régis au sorcier en élevant la voix pour qu’il l’entende.

Robillard vira au nord, remonta la longue entaille dans la roche. Puis il repartit dans l’autre sens, suivant en descente le trajet tout en virages de la ravine. Il s’agissait clairement d’un ancien lit de rivière qui avançait en méandres vers la mer, entre deux parois rocheuses abruptes de près de cent mètres de haut. À la base, la distance entre elles était au maximum d’une trentaine de mètres, mais croissait à mesure que les murs s’élevaient, de sorte qu’au sommet on avait souvent plus de cent mètres d’un bord à l’autre.

Ils passèrent ainsi les deux sentinelles, en remarquèrent deux autres en face. Robillard ne s’attarda pas suffisamment pour que Régis ait le loisir d’observer de plus près cette autre paire.

Ils descendaient toujours très vite, le sorcier portant sur son dos son passager apeuré. Les murs du canyon filaient, et le malheureux halfelin en était tourneboulé. Robillard repéra une autre sentinelle à l’allure d’ogre ; Régis, trop étourdi par l’allure délirante du vol, ne put lever les yeux pour confirmer ce qu’avait aperçu son compagnon.

La gorge se poursuivait pendant encore près de cinq cents mètres. Au dernier virage, les voyageurs débouchèrent en vue de la mer battue par les vents. Sur la droite, le terrain était chaotique, chargé de pierres empilées et de saillies rocheuses. Sur la gauche, en bas de la ravine, s’élevait un gros monticule qui atteignait les cent cinquante mètres. Des ouvertures parsemaient sa paroi, y compris une vaste caverne au niveau du sol.

Robillard fila vers la mer, puis tourna sèchement à gauche pour contourner l’élévation par le sud. Beaucoup de gros rochers affleuraient à la surface de l’eau, formant un véritable labyrinthe de pierre, très dangereux pour tout vaisseau voulant s’y aventurer. D’autres promontoires s’avançaient encore plus loin dans l’océan, cachant celui-ci à la vue depuis le large.

Et au niveau de l’eau, plein sud, une immense grotte pouvait facilement abriter un grand voilier !

Le sorcier passa devant, s’élevant le long de la paroi rocheuse. Régis et lui notèrent alors qu’un chemin gravissait le mont à l’est, partant du bas de la grotte. Longeant eux aussi le mur est, ils virent une porte ; il y en avait sûrement d’autres le long de ce sentier bien protégé.

Robillard, une fois en haut du côté est, retourna vers le nord, coupant droit vers la gorge. Ensuite, à la grande surprise du halfelin (pas qu’un peu inquiet), le sorcier retourna à la base du mont, tout près de la caverne. Deux carrioles auraient pu y entrer de front.

Régis, toujours invisible, fut entraîné à l’intérieur par son compagnon. À peine étaient-ils entrés qu’ils entendaient trois ogres s’amuser bruyamment.

— Peut-être peut-on trouver un chemin plus discret dans ces grottes, pour le drow et toi, chuchota Robillard. (Le halfelin faillit bondir en l’air en entendant soudain cette voix tout près de lui. Mais il se reprit à temps pour ne pas pousser un cri qui aurait alerté les gardes.) Reste ici.

Le sorcier était parti, Régis tout seul. Invisible, oui… mais tout petit, très vulnérable !

 

* * *

 

— Tu as failli me tuer la première fois que tu as lancé ce marteau de guerre ! rappela Drizzt.

Catti-Brie et lui sourirent quand un gloussement échappa à Wulfgar, malgré sa contenance sévère.

Ils se souvenaient du bon vieux temps, d’agréables réminiscences qu’avait déclenchées le drow dans son effort pour briser la glace, faire sortir le barbare de sa coquille, de son malaise bien compréhensible. La réunion restait plutôt contrainte, c’était évident à voir l’expression obstinément mécontente du nain et la crispation de Wulfgar.

Ils racontaient des récits relatifs au premier combat que Drizzt et le tout jeune barbare avaient mené ensemble, dans l’antre d’un géant du nom de Biggrin. Les deux compagnons, à l’époque, s’étaient déjà entraînés tous les deux, ils comprenaient bien leurs styles respectifs, et, en plusieurs occasions, la conjonction de ces deux styles avait abouti à quelque chose d’éblouissant ! Mais en vérité, et Drizzt ne le cachait pas, en d’autres c’était la chance qui les avait aidés, non un bon travail d’équipe ni une habileté particulière.

En dépit de la désapprobation aussi obstinée que silencieuse de Bruenor, le drow poursuivit avec des anecdotes concernant leurs jours passés il y avait si longtemps au Valbise, leurs nombreuses aventures, la fabrication de Crocs de l’égide – le nain et le barbare bronchèrent visiblement –, le voyage jusqu’à Portcalim pour sauver Régis, le retour au Nord, puis à l’Est pour reprendre possession de Castelmithral. Même Drizzt, en parlant, s’étonna du volume de tout ce qu’ils avaient vécu ensemble, de la profondeur de leur amitié mise ainsi en évidence. Il voulut ensuite évoquer l’intrusion des elfes noirs à Castelmithral, cette tragique confrontation qui avait séparé Wulfgar de ses compagnons, mais là il s’arrêta, réfléchit à ses paroles.

— Comment des liens si forts ont-ils pu se révéler si éphémères ? demanda-t-il carrément. Comment un seul être, même un démon, a-t-il pu abattre ce que nous avons mis tant d’années à construire ?

— Ce n’était pas le démon Errtu lui-même, intervint alors Wulfgar au moment où Catti-Brie commençait à répondre. (Les trois autres, ébahis, regardèrent le colosse. Il venait de prononcer ses premiers mots depuis que Drizzt avait commencé à parler.) C’était le démon Errtu en moi ! expliqua-t-il. (Il se tut, se déplaça de manière à parler à Catti-Brie, non à Drizzt. Il prit gentiment la main de la jeune femme.) Ou les démons qui me hantaient déjà auparavant… (Sa voix se brisa, il leva ses yeux bleu clair ; une eau salée y montait. Stoïquement, il cilla pour la chasser, regarda bien en face son amie.) Je suis désolé, je ne peux rien dire d’autre, articula-t-il d’une voix réduite à un murmure.

À peine avait-il commencé que Catti-Brie tendait les bras vers lui et le serrait très fort, le visage contre son épaule massive. Wulfgar lui rendit mille fois son étreinte, enfouissant la figure dans l’épaisse chevelure auburn de la jeune femme.

Elle regarda alors Drizzt, à côté. Le drow souriait, hochait la tête, aussi heureux qu’elle qu’une première barrière soit tombée dans la longue série qui séparait encore les anciens compagnons.

Elle recula un peu plus tard, s’essuya les yeux, considéra Wulfgar en souriant chaleureusement.

— T’as une bonne épouse avec Delly, le félicita-t-elle. Et une belle enfant, même si elle est pas de toi !

Le barbare hocha la tête à l’adresse de ses deux amis, l’air enfin satisfait, heureux d’avoir fait un pas important dans la bonne direction.

Son grognement fut autant de surprise que de douleur quand il reçut soudain un vigoureux coup de poing au flanc, de quoi l’envoyer titubant sur le côté ! Il se tourna ; Bruenor, furieux, était là, mains aux hanches.

— Tu tapes encore la fifille, l’fiston, et je me fais un joli collier avec tes dents ! Si tu veux t’appeler l’fiston, tu cognes pas ta p’tite sœur !

Bien sûr, cette déclaration était ridicule, mais, quand le nain passa près d’eux pour quitter la cave, le pas retentissant, chacun des compagnons l’entendit renifler. Bruenor, dans son orgueil, ne pouvait réagir autrement pour cacher son attendrissement ! En fait, il était aussi ému et ravi qu’eux tous par ces retrouvailles.

Catti-Brie alla se placer près de Drizzt, lui passa le bras sur les épaules d’un geste tout naturel et très révélateur. Wulfgar parut d’abord étonné, au moins autant qu’après le coup assené par Bruenor. Mais, peu à peu, ce regard de surprise fit place à une expression d’approbation sans réserve. Le barbare eut un sourire mélancolique.

— La route devant nous est difficile, remarqua le drow. Puisque nous sommes enfin ensemble et contents de l’être, avons-nous vraiment besoin désormais de retrouver Crocs de l’égide, avec tous ces obstacles ?

Wulfgar le regarda comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. Mais il changea assez vite d’expression, parut presque d’accord avec ce raisonnement.

— Ça va pas, non ? intervint alors Catti-Brie. (Le drow se tourna vers elle, l’air incrédule lui aussi, à cause de la véhémence de son ton.) Sans me demander à moi, vois avec lui !

Elle désigna un endroit derrière le drow qui se retourna. Bruenor revenait, le pas toujours sonore.

— Quoi ? fit le nain.

— Drizzt disait qu’on aurait peut-être intérêt à renoncer au marteau de guerre pour l’instant, lui apprit Catti-Brie.

Les yeux de Bruenor s’écarquillèrent et, pendant un moment, il parut sur le point de se jeter sur l’elfe noir.

— Comment tu… pauv’crétin… pourquoi… qu-quoi ? balbutia-t-il. (Drizzt agita la main en l’air, eut un petit sourire et fit discrètement signe à son ami de regarder Wulfgar. Bruenor crachota encore quelques mots sans suite avant de comprendre, mais ensuite se campa mains sur les hanches, se tourna vers le barbare.) Alors ? beugla-t-il. T’en penses quoi, l’fiston ?

Wulfgar inspira profondément sous l’œil de ses trois compagnons. Il se trouvait au milieu, et là était sa place, estima-t-il : c’était à cause de lui que l’arme fabuleuse avait été perdue. Puisqu’il s’agissait de son marteau, c’était à lui de trancher.

Quel poids sur ses épaules !

Les pensées du barbare, en un tourbillon, lui faisaient envisager toutes les possibilités, jusqu’aux plus sinistres. S’il menait ses amis jusqu’à Sheila Kree et que le pirate les extermine tous ? Pis encore – selon lui –, s’il survivait à ses compagnons ? Comment pourrait-il supporter de vivre encore si…

Wulfgar éclata de rire, secoua la tête. Enfin il y voyait clair.

— J’ai bêtement perdu Crocs de l’égide, reconnut-il. (Bien sûr, tout le monde le savait déjà.) Je comprends maintenant l’erreur que j’ai commise. J’irai chercher le marteau de guerre dès que je pourrai, sous la neige et le grésil, je combattrai des pirates et, s’il le faut, des dragons. Mais je n’imposerai à personne de me suivre ! Chacun d’entre vous peut retourner à Dix-Cités, je ne lui en voudrai pas, ou bien, s’il préfère, dans une de ces petites villes de montagne. Moi, j’irai. C’est mon devoir, ma responsabilité.

— Tu crois peut-être qu’on te laisserait y aller seul ? s’insurgea Catti-Brie.

Wulfgar répliqua sans lui laisser le temps de développer :

— J’accepterai avec joie toute aide que vous voudrez bien m’apporter, même si je n’ai pas vraiment l’impression de la mériter…

— Arrête tes bêtises ! s’écria Bruenor, mécontent. Bien sûr qu’on vient, grand couillon. Tu t’es mis la figure dans l’potage, on va t’aider à la sortir !

— Les dangers…, commença le barbare.

— Quoi, des nonogres et des pauv’pirates ? C’est rien, ça ! On en tue un peu, les autres s’débinent, on récupère ton marteau et on est chez nous avant l’printemps. Et si on tombe sur un dragon au passage… (Bruenor s’arrêta, eut un sourire plein de dents.)… alors on t’le laissera ! (La plaisanterie venait à point nommé. Tous les compagnons se sentirent soudain unis de nouveau, prêts pour une nouvelle quête.) Si jamais après ça tu perds encore Crocs de l’égide, rugit le nain en levant un doigt courtaud à l’adresse de Wulfgar, j’te mettrai en terre de mes mains avant d’aller le chercher !

Bruenor avait l’air bien parti pour poursuivre sa tirade, mais une voix, à l’extérieur, le fit taire. Tout le monde se tourna dans cette direction.

Robillard et Régis entrèrent.

— Nous les avons trouvés ! annonça le halfelin sans laisser au sorcier l’occasion de parler. (Il fourra ses pouces potelés sous les rebords de sa veste de grosse laine, prenant une posture martiale.) Nous y sommes allés tout droit, avons passé les sentinelles ogres et…

— Nous ne sommes pas certains qu’il s’agisse de Sheila Kree, l’interrompit Robillard, mais il semble en tout cas que nous ayons déniché un repaire d’ogres, tout un ensemble de tunnels et de cavernes sur la côte.

— Avec une grotte au niveau de l’eau, assez grande pour y mouiller un bateau, s’empressa de préciser Régis.

— Crois-tu qu’il puisse s’agir de Kree ? demanda Drizzt, s’adressant au sorcier.

— Je dirais oui, répondit celui-ci après une très légère hésitation. L’Esprit follet de la mer a poursuivi dans ces mêmes eaux, en plus d’une occasion, un navire que nous pensions être celui de Sheila Kree, pour le perdre soudain. Nous la soupçonnions d’avoir un port secret dans la région, et avions pensé à une caverne. La cavité à l’extrémité sud de la gorge pourrait tenir ce rôle.

— C’est donc bien là qu’il nous faut aller.

— Mais je ne pourrai pas tous vous y transporter ! Celui-là, déjà, ne tiendrait pas sur mon dos pendant que je vole, ajouta Robillard en désignant Wulfgar.

— Tu as repéré le chemin ? fit le drow à l’adresse de Régis.

Le halfelin se tenait très droit, comme un soldat sur le point de saluer.

— Je saurai le retrouver, assura-t-il à Drizzt et au sorcier qui hocha la tête.

— Une journée de marche, pas plus, confirma celui-ci. Votre voie est toute tracée. Si… (Il s’arrêta, regarda chacun des compagnons tour à tour, finit par le barbare.)… si vous décidez de ne pas compléter tout de suite votre quête, l’Esprit follet de la mer vous accueillera volontiers au printemps ; nous aurons à ce moment de meilleures chances de récupérer l’objet aux mains de Sheila Kree.

— Nous y allons tout de suite, répondit Wulfgar.

— Y aura plus d’Kree à traquer le printemps prochain ! ricana Bruenor.

Pour bien marquer ses paroles, il brandit sa hache de guerre, la frappa à plat sur sa paume. Robillard acquiesça, l’air réjoui.

— Mon cher Robillard, intervint Drizzt en s’approchant du sorcier, si, voguant à bord de l’Esprit follet de la mer, tu tombes sur la Quille ensanglantée, prends la précaution de le saluer avant de le couler… nous ramènerons peut-être le vaisseau pirate au port après l’avoir arraisonné !

Robillard éclata franchement de rire.

— Je n’ai aucun doute sur toi, affirma-t-il à Drizzt en lui tapotant l’épaule. Je vais plutôt prier pour que, si nous nous rencontrons en pleine mer, ce ne soit pas vous qui nous couliez !

Ces taquineries détendaient l’atmosphère, mais la gaieté ne dura pas ; le sorcier passa devant l’elfe noir, alla se camper devant Wulfgar.

— Je ne t’ai jamais apprécié, commença-t-il rudement. (Le barbare eut un reniflement de dédain, ou du moins en eut l’intention, mais il se reprit à temps. Il s’attendait à un sermon qu’il méritait peut-être, après tous ses errements. Il se mit en position pour laisser passer l’orage, sans donner aucun signe de vouloir l’empêcher.) Mais peut-être n’ai-je pas vraiment eu la possibilité de te connaître. Peut-être qu’il me reste à rencontrer l’homme que tu es vraiment. Si tel est le cas, si tu finis par retrouver le véritable Wulfgar, fils de Beornegar, alors reviens nous voir, embarque avec nous. Même un vieux sorcier encroûté dans ses habitudes, resté trop longtemps sous le soleil, éclaboussé par les embruns, peut parfois changer d’avis. (Il se tourna pour saluer les autres de la main, jeta un dernier coup d’œil en biais au barbare.) Si tu y attaches de l’importance, bien sûr, conclut-il d’un ton qui s’efforçait à la légèreté.

— C’est le cas, assura Wulfgar avec une gravité étonnante.

Une expression de surprise émue, heureuse, apparut sur les traits de Robillard.

— Bonne chance à tous ! clama-t-il en s’inclinant profondément.

Il enchaîna avec élégance sur un sort de téléportation ; l’air autour de lui se mit à bouillonner comme une eau pleine de bulles multicolores qui le dissimulèrent.

Puis il était parti ; ils restaient tous les cinq.

Comme autrefois.

La Mer des Épées
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